Procès ou pas ? Petit retour sur l’effet Streisand – Martinez – etc.
J’en avait déjà un peu parlé à l’occasion de l’affaire du blog de Kamal, la condamnation récente d’une blogueuse pour une critique de restaurant repose la question de ce que l’on peut dire sur internet, et dans quelle mesure un blogueur serait libre ou pas d’exprimer son opinion ?
Néanmoins, au delà de cette question juridique finalement fort simple, la véritable question reste, encore et toujours : faut-il faire un procès ?
Un blogueur peut-il exprimer librement une opinion négative ?
Oui, comme n’importe quel quidam, à condition que cette opinion reste dans les limites de la loi.
En ce qui concerne notre blogueuse culinaire, son article, que vous pouvez lire dans le cache d’archive.org pour vous faire votre propre opinion, était certes piquant, mais, à l’exception d’un mot, pas insultant.
La vérité des faits n’a été contestée par personne, le motif de l’attaque étant le dénigrement…
Je vous renvoie comme d’habitude au blog de Maitre Eolas pour vous plonger dans les délicieuses et subtiles différences entre diffamation, injure et dénigrement, et en particulier à cet article central intitulé “Blogueurs et responsabilité” (ça tombe bien, c’est le sujet).
L’intérêt juridique de cette condamnation est de prouver que la vérité des faits n’excuse pas tout aux yeux des juges. Si une opinion négative peut être émise, elle doit être objective, mesurée, équilibrée.
Un blogueur peut-il être coupable d’un délit de dénigrement ?
Plus intéressant est le fait que la plainte déposée ait été pour dénigrement. Le dénigrement est un délit spécifique, qui consiste à déprécier un concurrent. Je cite :
Le dénigrement se distingue de la diffamation, dans la mesure où il émane d’un acteur économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur (Autorité de la concurrence, décision n° 09-D-14 du 25 mars 2009).
Faire condamner une blogueuse pour dénigrement implique donc qu’elle tire un avantage concurrentiel en pénalisant un restaurant qui serait son compétiteur.
Le mot dénigrement apparait seulement trois fois dans les codes consolidés sur Legifrance :
- dans le code de la consommation, sur la publicité comparative (notion de ne pas dénigrer un concurrent)
- dans le code rural, un vétérinaire ne doit pas dénigre un médecin
- dans le code de déontologie des architectes, de la même façon
En ce qui concerne la jurisprudence, seuls huit des cent premiers arrêts de la Cour de Cassation ne sont pas prononcés par une chambre commerciale ou sociale (dénigrement d’un (ex) salarié). Et sur ces huit arrêts, trois concernent des actes de dénigrement entre deux sociétés ou une société et un ex salarié. Dans les cinq autres, le mot dénigrement n’est utilisé que comme descriptif d’un délit autre (diffamation ou harcèlement).
Je peux me tromper, mais il me semble donc bien établi que le dénigrement est un délit dans le cadre de la concurrence entre deux entités économiques.
Si je vois bien l’intérêt pour le restaurant en question d’attaquer sur ce motif (prescription différente de la diffamation, selon l’article, la plainte aurait été déposée largement après les trois mois de prescription de la diffamation), il me semble étrange, extrêmement étrange, même que la blogueuse ait été condamnée sur ce motif commercial.
L’article n’indique pas qu’il faut aller ailleurs au Cap Ferret, et j’ai même vérifié, une telle information ne se trouve nulle part dans aucun des articles avec ce mot clé.
Il me parait donc difficile de soutenir la thèse du dénigrement en tant que délit commercial.
Rappel : un jugement n’est que cela… un jugement
Un jugement n’est pas la loi. Un jugement, c’est simplement un avis de personnes qualifiées, certes, mais qui peuvent être contredites en appel, puis en Cassation.
En l’occurrence, on s’est arrêté au Tribunal de Grande Instance de Bordeaux.
Deuxième point, fort intéressant, qu’on trouve dans Sud-Ouest, mais pas dans l’article du Monde qui est repris partout : notre blogueuse avait décidé d’assumer seule sa défense, face à l’avocate des plaignants. Peut-être est-elle justement avocate, peut-être a-t-elle totalement sous-estimé ce qui lui arrivait ?
Il est douteux, vu les sommes en jeu, que l’affaire soit portée en appel.
On peut dire ce qu’on veut, tant que Google ne vous référence pas ?
Et c’est très dommage qu’il n’y ait pas appel, car il me semble qu’en discutant sur la responsabilité de la blogueuse vis-à-vis de son référencement, on est passé à côté du fond de l’affaire.
Si je reprends les citations de l’avocate, en effet, celle-ci ne conteste pas la liberté d’expression de la blogueuse :
Cela a causé beaucoup de tort à ma cliente
Ce qui posait problème ce n’était pas ce qu’elle racontait; elle écrit ce qu’elle veut, mais le titre et le référencement de l’article posaient problème. C’est elle qui le gère, donc c’est sa responsabilité
Je reste fortement dubitative….
La liberté d’expression serait donc limitée au texte d’un article, mais s’arrêterait à ce qui est extrait de cet article par Google ? (Dont nous référenceurs, savons bien qu’il a parfois des fantaisies).
Et l’expression serait libre, tant qu’elle ne serait pas entendue ?
J’ai regardé le blog en question avec attention. Ce n’est pas un blog “pro”, c’est un blog de vrai gens, avec certes, de la présence sur les réseaux sociaux, mais un profil de liens naturels comme on en rêverait, rien que du lien d’autres blogueuses, des plateformes de blog, des liens sidebar….
On a quand même 3% des ancres “la blogueuse et sa critique du restaurant”, mais vu que ça vient de chez Korben, j’ai l’impression très nette qu’on est en face d’un fake à la @salemioche
Bref notre blogueuse pas pro a dit vrai quand elle a expliqué qu’elle n’était pas responsable de son référencement. Et elle a été condamnée pour un délit commercial qui n’était pas constitué.
Bon elle a été condamnée à tort. Mais…
Le restaurant a-t-il eu raison d’attaquer ?
Très honnêtement, à mon avis, non.
C’est un peu comme mon coup de calgon avec 4h18. Il y a des manières plus intelligentes d’arrondir les angles… Comme de prendre contact avec la blogueuse, lui faire des excuses, lui promettre un apéro fantastique l’année prochaine, lui expliquer que voilà, c’était pas le jour, la belle mère venait de débarquer, le poisson rouge avait fait un infarctus, etc…
Bref, aller dans le relationnel clientèle, au lieu de passer tout de suite à l’avocat.
(Ça me parait bizarre aussi, pas de respect de la LCEN, pas de tentative de faire retirer via l’hébergeur, qui est ce qui se passe d’habitude… direct l’avocat et le tribunal ? Ou alors de bonnes vieilles histoires de province bien rancies, un Clochemerle dont on ne voit qu’un déplacement d’urinoir et qui agite la blogosphère sans qu’on sache réellement ce qui s’est passé).
Il est exact que l’article a disparu. Mais…
la recherche sur le nom Il Giardino Cap Ferret montre en troisième place un autre blog qui reprend l’affaire, et qui, lui, donne un conseil d’une autre adresse, suivi d’un deuxième blogspot, avec exactement le même titre, d’autres viennent ensuite…
Bref, ce qui aurait sans doute pu se régler à l’amiable ou au plus avec une lettre AR se transforme en une véritable campagne d’e-reputation négative, beaucoup plus difficile à contrer.
Par exemple, mon article ne donne aucun avis sur le restaurant, il analyse une affaire, mais il fait des liens.
Et dans vingt ans, dans les rues du Cap Ferret, il y aura encore le clan des partisans d’Il Giardino, et le clan des partisans de la blogueuse.
Tout ça pour un dîner qui a du être quand même bien pourri, si la blogueuse a dit la vérité…
Le choc en retour est pire que le mal.
Une critique négative, ça se gère. On peut même en parler…. là, la vague qui déferle est beaucoup plus pernicieuse.
Les critiques négatives s’accumulent sur les sites “d’avis” : l’Internaute, Trip Advisor… Le restaurant pourra sans doute faire nettoyer ça, mais à quel prix, à quelle énergie ?
L’effet Streisand est toujours là, menaçant au coin de la rue. Et pire encore quand les protagonistes sont “du métier”.
Dans deux ou trois ans, le restaurant du Cap Ferret aura retrouvé sa “virginité”, mais quand une marque attaque un blogueur pro, quand un référenceur en menace un autre, sauf si les bornes ont été dépassées au delà de l’imaginable (comme la caricature de Christine Taubira en singe qui a été largement plus qu’une blague sur Facebook, quand elle est descendue dans la rue, dans les manifestations…), sauf dans ce cas, donc, il faut réellement peser les risques et les bénéfices avant d’agir.
Et par rapport à l’exemple de la blogueuse, il faut être bien sûr de soi juridiquement… se faire débouter en appel, c’est pire que tout. Certains gros bras ont l’habitude de menacer à tout va pour faire retirer ce qui leur déplait, ils oublient que sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur.
(La vue aérienne qui illustre cet article est celle de la propriété de B. Streisand, dont elle essaya d’empêcher la diffusion.
Copyright (C) 2002 Kenneth & Gabrielle Adelman, California Coastal Records Project, www.californiacoastline.org)
Enfin, je signale, pour l’avoir vu sur sa timeline, qu’il y a un irregulierothon ici (supprimé, il parait que c’est illégal)
Et j’ajoute l’analyse de l’affaire par Maitre Eolas sur l’Express : lui aussi est dubitatif !
Salut
j’ai cru comprendre que son plus grand tort a été de ne pas avoir pris d’avocat, qui aurait pu s’appuyer sur de la jurisprudence et simplement sur le droit, mais avec un vocabulaire et un argumentaire d’avocat.
Peut être que puisqu’elle a été seule face aux juges, elle n’a pas bénéficié de tous les outils pour contrer l’avocat adverse.
Dommage qu’elle n’ait pas décidé de faire appel.
Je partage néanmoins ton avis ainsi (surtout puisqu’il fait référence) que celui de Maitre Eolas.
Tiens, je suis sur que les propriétaires de ce restaurant ont dû être assaillis par les agences SEO de e-réputation pour nettoyer la leur :)
cdt
Oui, je crois que sauf si tu n’es pas du métier, il faut toujours faire appel à un avocat (et sa réaction au sortir du tribunal me fait penser qu’elle n’est pas du métier). Honnêtement, je pense que dans l’affaire, surtout si ce que l’avocate a dit, et avec en face quelqu’un qui s’y connait techniquement, il y avait de quoi être relaxée, ce qui implique que la partie adverse est condamnée aux dépens.
Pour l’e-reputation tu as raison, c’est une proposition à leur faire. Mais… dans un cas comme ça, il faut attendre avant de nettoyer, et surtout essayer d’être très présent sur les réseaux sociaux, faire entendre sa voix, décrocher un ou deux articles. ça coute cher, on est à plusieurs milliers d’euros de taf, je pense, et surtout, ça n’est pas immédiat. Or le restau fait le plein de clientèle pendant l’été !
Bon en même temps, quand tu es sur place, tu ne cherches pas sur Google ^^
Le dénigrement ne présuppose pas nécessairement un coup bas (anti)commercial entre concurrents. Il présuppose la *volonté* de nuire (donc pas la conséquence d’une action nuisible, mais sa motivation) à quelqu’un, qu’il soit ou non un concurrent, qu’il soit ou non un entrepreneur ou une société.
D’après une itw d’Éolas par Le Monde, la blogueuse aurait toutes les chances de gagner en appel. La manière dont elle est s’est débrouillée pour torpiller son cas en première instance atteste qu’elle n’est ni avocate ni juriste.
Pour l’anecdote, j’ai été jadis poursuivi pour dénigrement et diffamation par un ex-employeur (donc hors contentieux commercial). Mais ne demande reconventionnelle pour… dénigrement et diffamation – j’avais toutes les preuves matérielles pour le prouver – m’aura permis de gagner une coquette somme en première instance, somme alourdie en appel pour appel manifestement abusif. :D
Tout ça pour dire que la personne qui m’avait intenté un procès ignorait manifestement tout du droit. Et que son avocat découvrait avec stupéfaction les vrais tenants et aboutissants de l’affaire au moment même où elle se plaidait. M’est avis que l’avocat du resto a fait son boulot, mais qu’il se serait ramassé une veste si la blogueuse avait défendu sa cause d’une manière un peu plus professionnelle.
Par contre, si son article (que je n’est pas lu) est rédigé d’une manière aussi peu professionnelle que les quelques bribes que j’ai pu en lire, les juges sont fondés à en interpréter les motivations d’une manière tout aussi élastique.
Je suis légèrement en désaccord en ce qui concerne la définition juridique du délit de dénigrement …. qui est différente de la définition du dénigrement “en français normal” comme élément à charge dans une affaire de diffamation. Le dénigrement est aussi un délit en cas de relation entre (ex) salariés et employeurs.
Son article, que j’ai lu, était à la fois énervé et piquant. Pour être honnête, dans d’autres domaines, j’ai écrit exactement le même genre d’articles quand je trouve qu’on dépasse les bornes. En tout cas je suis ravie de voir que mes conclusions sont appuyées par la science et la sagesse de Maitre Eolas ! C’était dans l’Express, et voici le lien : http://www.lexpress.fr/styles/saveurs/blogueuse-condamnee-pour-une-critique-de-resto-l-exemple-a-ne-pas-suivre_1558569.html
« définition juridique du délit de dénigrement »
Je viens de jeter un coup d’œil à mes deux – très vieux – dictionnaires juridiques. Aucune entrée sous ce nom-là. :D
Si par irrégulierothon tu fais référence à un appel aux dons pour financer les suites d’une décision de justice, oui, c’est illégal de lancer un tel appel comme de le relayer, quelle que soit l’instance judiciaire dont il est question.
(désolé pour les coquilles, suis un peu fatigué)
Je n’ai trouvé que des arrêts en commercial ou en social… et rattaché au délit de concurrence déloyale. J’en conclus qu’en matière civile, sans “avantage” tiré par le dénigreur, ça n’existe pas.
Pour le reste, moi je relaye… après la madame elle fait ce qu’elle veut ! Je me demande juste si le Sarkothon était légal :)
Je viens de lire ton article “Marie-Aude”, et je peux te dire que ça fait quand même froid dans le dos de se dire que simplement en écrivant un article sur un blog , tu peux te retrouver avec un Procès au C… Je reste aussi dubitatif sur le fait que SEUL le dénigrement soit retenu dans ce procès. Car comme tu l’indique plus haut, le jugement fait par un avis de personnes, peux être contesté et aussi démonté devant un tribunal. Une sale affaire pour cette bloggeuse quand même.
Bonjour Marie-Aude,
Je pense que cette blogueuse avait deux lacunes de taille pour pouvoir espérer être relaxée dans cette affaire: comme tu le dis, elle n’a pas voulu s’attacher les services d’un avocat (certainement par manque de moyen ou par pure naïveté) et surtout, elle n’est pas professionnelle.
Je pense donc qu’on a privilégié les intérêts d’un professionnel qui avait tout à perdre face à un particulier qui n’avait rien à gagner.
Par ailleurs, ça tombe bien que tu fasses allusion à Tripadvisor car ce type de site devrait justement être interdit, puisqu’il s’agit purement et simplement d’une tromperie organisée (sur les soit-disant avis de clients) et d’une publicité mensongère.
Mais bizarrement, ces sociétés qui profitent allègrement du système au détriment à la fois des particuliers clients mais aussi des restaurateurs rackettés pour ne pas voir leur réputation injustement entâchée, agissent en toute impunité et ne semble absolument pas inquiétées par les services de la répression des fraudes.
Amicalement,
Bruno
Bonjour Marie-Aude! C’est hallucinant quand même comment une histoire d’apéro a pu prendre une telle disproportion mais que dire, c’est la loi de la réciprocité vendeur-client !! Après je rejoins un peu Bruno TRITSCH sur certains points quand même : certes, le client est ROI et il a tout à fait le droit de manifester son mécontentement par tous les moyens mais c’est vrai qu’un professionnel a beaucoup à perdre dans l’histoire ! Toutefois, un procès n’était pas vraiment nécessaire, là ça devient un peu trop enfantin et puis ils peuvent très bien sauver leur peau au moyen des avis positifs masqués sur Tripadvisor comme nous le dit toujours notre cher ami Bruno ! Puis ce procès, ce n’était pas tellement à leur avantage! Voyez le résultat : les lecteurs sont curieux et veulent connaître toute l’histoire donc forcément ils iront lire l’article de l’Irrégulière (comme je l’ai fait d’ailleurs j’avoue). La bloggeuse profite puisqu’au niveau trafic elle gagne et son blog devient spontanément populaire! Tandis que pour le restaurant, l’image en souffre et c’est difficile de remonter le cap une fois que les consommateurs auront acquis un certain jugement par rapport à tout ce “scoop”!