Réflexions sur le téléchargement (il)légal et ses conséquences : le Wu-Tang
J’ai arrêté de me battre depuis longtemps là-dessus, mais je fais partie des gens qui considèrent que le téléchargement non autorisé par l’artiste est une spoliation, un manque de respect, et – contrairement aux affirmations des partisans du téléchargement libre des œuvres de l’esprit – qu’il a un impact négatif sur l’économie de la création. Et un groupe de rap américain met les pieds dans le plat, en proposant une “autre modalité de distribution” qui va à l’encontre de la diffusion large de la culture.
Pour résumer ce que je pense :
Le téléchargement illégal n’est pas un vol au sens juridique du terme, mais une spoliation de la rémunération de l’artiste, et le moyen pour celui qui effectue ce téléchargement de profiter gratuitement d’un service ou d’une expérience qu’il aurait du normalement rétribuer. Il n’y a pas vol parce qu’il n’y a pas soustraction, mais il y a dommage (contrefaçon, juridiquement) et perte de revenus potentiels pour l’artiste.
Le téléchargement illégal est un manque de respect total. Manque de respect de la volonté de l’artiste, manque de respect vis à vis de l’artiste : le téléchargement et repartage s’accompagne le plus souvent d’un oubli total des crédits. Sans grande importance pour les films, assez difficile pour la musique récente, puisqu’on cherche une “chanson de un tel”, il sévit pour tout ce qui est musique classique, interprétation instrumentale, créations graphiques, clip vidéos. Rien ne me hérisse plus que de retrouver une création sur un site, et d’avoir comme réponse “mais je vous fais de la pub” alors que mon nom n’est même pas cité ! Attitude malheureusement suivie par les grands portails qui utilisent du Flickr sans même prendre le temps de citer l’auteur de la photo.
L’impact négatif est indirect : la possibilité d’accéder gratuitement aux oeuvres a conduit à un mode de distribution low-cost : les banques d’images du type Fotolia en sont le meilleur exemple, mais l’équivalent existe aussi pour la vidéo ou la musique. Et quand on peut trouver des milliers de photos pour 1 euro, on ne comprend pas qu’en réalité, une photo peut aussi couter beaucoup plus cher. Il y a une énorme différence entre une photo d’orange sur une assiette et un portrait studio soigné, mais les gens l’oublient.
De plus, derrière les positions de principes “il suffit de trouver des nouveaux modes de rémunération”, … on peine à les trouver justement, et énormément d’artistes abandonnent, faute d’un revenu décent. Pour une raison totalement différente, on amplifie donc le mouvement commencé par les majors : une raréfaction de l’innovation artistique.
Les nouveaux modes de rémunération : l’élitisme le plus absolu
Je l’avais déjà dit, on allait en réalité vers une distribution de la culture à deux vitesses. D’un côté, les ressources accessibles au grand public, gratuites, et de qualité “variée” (un mélomane ne peut pas se satisfaire d’un enregistrement sur Youtube). De l’autre, des événements, des bonus, des créations réservées aux Happy Few ayant les moyens et la volonté de les payer.
C’est un groupe de rap, le Wu Tang Clan, qui met les pieds dans le plat : son prochain album sera édité en un seul exemplaire. Il ne sera pas distribué. La création sera enchassée dans une autre oeuvre d’art, matérielle celle-ci, un coffret en argent et nickel ciselé, le tout pour un prix estimé “au moins” autour du million de dollars.
La justification de cette action est clairement, la revalorisation de la création artistique musicale, comme l’explique RZA (source : Lourdson.com):
Nous sommes sur le point de mettre en vente un morceau d’art comme personne d’autre ne l’a fait dans l’histoire de la musique [moderne]. Nous allons réaliser une seule vente collector. C’est comme posséder le sceptre d’un ancien roi égyptien. L’idée que la musique est un art à part entière est quelque chose que nous défendons depuis des années. Et pourtant elle ne reçoit pas le même traitement que l’art dans le sens valorisation de ce qu’elle est, surtout de nos jours alors qu’elle a été dévaluée et diminuée presque au point qu’elle doit être distribuée gratuitement.
Il y a ensuite deux options possibles :
- l’acheteur est une maison de disque, qui décide de redistribuer ensuite, sous forme payante, les morceaux présents sur l’album. Le prix d’achat serait alors l’équivalent d’un a-valoir, et la création musicale sera proposée au grand public. Avec une qualité inférieure à ce qu’aurait donné un processus classique, puisqu’on ne sera que sur une remastérisation d’un enregistrement.
- l’acheteur est un fan, un collectionneur. Dans ce cas, il y a gros à parier que les morceaux resteront secrets, enfermés dans une collection pour le plaisir privé du collectionneur et de ses amis. Le Wu Tang envisage un prêt à des lieux d’arts (musées, galeries, etc) où l’album pourrait être écouté grâce à des casques spéciaux, prêtés pour l’occasion, mais aucune distribution numérique.
Au delà du coup de pub et du message fort, on semble bien arriver à un mode de distribution “nouveau”, qui assure la rémunération des artistes… au détriment d’une diffusion large de leur œuvre.
(La fresque qui illustre cet article est une oeuvre de la Renaissance, “le Cortège des mages” par Benozzo Gozzoli. Le cavalier au premier plan est Laurent de Médicis, un des mécènes les plus actifs de son temps. Une époque où il n’y avait pas une diffusion très large de la culture)
Je suis tout à fait d’accord – tu n’es donc pas toute seule. Je cite toujours le cas avéré d’un jeu vidéo d’un studio indépendant qui faisait un classement des meilleurs joueurs sur leurs serveurs – donc ceux qui avaient passé le plus de temps sur le jeu. Ils se sont rendu compte que 80 % de ces meilleurs joueurs jouaient avec une version piratée. Ce simple constat contredit toutes les affirmations faites par les gens qui piratent.
1. les jeux sont trop chers c’est pour ça que je pirate – FAUX puisque le jeu était à prix “raisonnable” très inférieur à un jeu d’une grosse boîte.
2. je pirate pour ne pas enrichir les grosses boîtes pétées de thune – FAUX puisque c’était un petit studio de quelques personnes.
3.je pirate juste pour tester – FAUX puisque ces 80% composés uniquement de pirates avaient passés énormément de temps sur le jeu
Pour moi, le comportement de pirate, c’est juste une beaufattitude moderne – comme on disait dans les années 80. Un comportement purement égoïste et les économies réalisées serviront à acheter des vacances ou des fringues. De plus, ces objets piratés ne sont pas des produits de survie – c’est un luxe dont on peut très bien se passer. Et au final, le piratage n’est pas vraiment un accès rapide à la Culture puisque l’on sait que globalement, les produits piratés sont des produits à la mode.
Mais on peut aussi voir ça dans une perspective historique avec l’apparition de produits culturels de consommation qui ont culminé dans les années 80 avec les FNAC (disques, livres…). En faisant de la Culture un produit de consommation, on peut comprendre que le public ne considère plus l’achat de culture comme un évènement personnel. C’est juste une façon de calmer son besoin de consommation.
Est-ce que c’est si grave que ça ? Oui pour les artistes d’aujourd’hui – j’en fais malheureusement partie – qui se sont engagés dans cette voie avec des espérances complètement laminées par l’évolution de la société. Mais je ne pense pas que l’Art en soit vraiment affecté. Les artistes de la fin du XX siècle ont été quand même très gâtés et l’Art tel que je le conçois – qu’une personne seule peut concevoir et exécuter – ne mourra pas. Par contre, c’est clair que les artistes vont en baver.
Personnellement, je paye toute la musique et avec la télé gratuite légale – je parle de mon téléviseur – j’ai largement de quoi faire plutôt que de télécharger. Le visionnage d’un film dans de bonnes conditions est encore un évènement pour moi et je chéris cette sensation.
Quand je disais que les artistes étaient malins….
@ Li-An ton exemple est excellent . Je suis persuadée qu’il y a une petite minorité de gens “honnêtes” qui payent pour ce qu’ils aiment une fois qu’ils ont téléchargé, ou qui ne téléchargent que ce que à quoi ils ne peuvent absolument pas avoir accès autrement (au Maroc, par exemple, on est effroyablement bloqués : même le film Home de YAB était bloqué sur Youtube… heureusement qu’il y a les VPN, mais bon…) mais qu’ils ne se rendent pas compte ou ne veulent pas voir à quel point ils sont une minorité.
En plus, à cause des maisons de disque, la discussion tourne généralement essentiellement autour de la musique, en oubliant discrètement des formes encore plus “partageables” comme la BD, les photos, les PDF de bouquins.
L’Art ne mourra pas, bien sûr. Mais il va revenir vers une formule nettement plus orientée vers le mécénat, avec toute la censure soft qui peut aller avec. Il y a une porte de sortie intelligente, via les sites de crowd funding, mais il ne faut pas se leurrer, ça reste réservé à une élite, qui y a accès et qui en maitrise le fonctionnement. Un peu comme Google donne accès à une clientèle mondiale quand tu sais te référencer.
Ça va aussi je pense restreindre les artistes à des formats compatibles avec l’écran. Je ne suis pas sûre que “Les Cités Obscures” par exemple, passe bien en lecture en responsive sur une tablette !
@ Claude certains, certains … pour ceux qui suivront le lien sur ton profil, il renvoie exactement aux longues discussions que j’ai eues par blog avec Steph à l’époque et auxquelles je faisais référence en début d’article. Ce qui est amusant, d’ailleurs, c’est qu’elle en a reparlé récemment et que chacune campe sur ses positions !
Et encore en BD, on a du bol – je ne parle pas des mangas particulièrement piratés . Après quelques années de panique pour les éditeurs, on se rend compte que les lecteurs n’ont pas envie d’une BD “classique” sur écran – peut-être la “nouvelle génération” mais elle lit peu de BD.
Pour ce qui est du crowfunding, on voit bien pour le jeu vidéo que ce qui fonctionne vraiment, ce sont les jeux “qui ressemblent à un truc que vous avez aimé” et les créateurs des années 80/90 se refont une santé en proposant de refaire leurs vieux succès. La foule ne finance donc que ce qu’elle connait déjà. Logique.
C’est en grande partie vrai. L’autre problème – plus grave encore – c’est le crowdfunding de reportages journalistiques. La presse historique a largement baissé les bras, les journalistes se tournent donc vers ces sites. A première vue, ça apparait une bonne idée pour assurer la pluralité d’expression, en réalité c’est plus subtilement une censure, puisque tu as tout à fait raison, la foule ne finance que ce qu’elle connaît, ou ce avec quoi elle est d’accord.